LE PARI

La lutte entre le bien et le mal peut parfois arborer de biens curieux visages. Voyez par exemple cet ange et ce démon qui flottent côte à côte au-dessus de cette grande ville. L'un est bien entendu Le Bien et l'autre, sans grande surprise, le Mal; deux ennemis séculaires que tout oppose.
Sauf que le Grand Dessein qui régit toute chose a sûrement oublié d'inclure l'ennui dans son équation cosmique. C'est long l'éternité et si l'on peut accorder une chose à l'ennui, c'est qu'il ne fait aucune distinction entre ses victimes, bonnes ou mauvaises. Dans le cas qui nous intéresse, il a jeté un pont où monsieur Ying et monsieur Yang peuvent s'asseoir chacun à une extrémité pour bavarder. Oh, pas comme de vieux amis, non. Disons plutôt comme les meilleurs ennemis du monde qui ont décidé d'arrêter les hostilités pour discuter un moment de leurs plus beaux coups. Ou se disputer, cela dépend de quel côté du pont vous voulez vous asseoir pour écouter.
Accessoirement, nous sommes le trente décembre au soir. Une bonne moitié de la Terre est d'humeur euphorique, et les autres ruminent ou s'en moquent royalement.
Rien de bien nouveau pour notre angelot et notre diablotin mais monsieur pieds-fourchus est bien décidé à terminer l'année sur une note un peu plus intéressante.
_Un pari dis-tu? L'ange, que nous appelerons Ange par commodité... Comment ça, il n'y a pas de différence! Vous n'avez pas vu la majuscule? Je disais donc : Ange haussa un sourcil circonspect. Lequel?
Damon le démon - et là, vous la voyez la différence! - sourit avec malice.
_Rien de bien diabolique. Je n'ai pas besoin de te dire quel jour on sera demain?
Ange haussa les épaules.
_Le jour des bonnes résolutions, comme tous les ans à la même date.
Ou des résolutions d'un jour, encore une fois, tout est question de côté de parapet.
_Tout juste. Et bien, je te parie moi que tes bonnes résolutions, elles ne feraient pas le poids contre une bonne vieille tentation, trente et un décembre ou pas. Je t'explique : on va en bas, on choisit un bonhomme, et on lui met le monde dans la main. Tout ce dont il a toujours rêvé, il l'obtiendrait d'une simple pensée. Et là où ça devient brillant, c'est que ce n'est même pas son âme que je lui demanderais en échange, mais celles des personnes qu'il déteste le plus. Une pour chaque souhait que je lui accorderais.
Damon attendit la réponse d'Ange, la queue toute frétillante d'excitation - attention, je vous vois venir avec vos sourires en coin, ce n'est pas cette queue-là.
Contre toute attente, Ange accepta.
_D'accord, mais à deux conditions. D'abord, c'est moi qui choisirai notre champion. Ensuite, ça ne me plaît pas cette histoire de souhait par la pensée. Ca s'égare trop vite une pensée, arrange-toi pour qu'il doive écrire, qu'on ne puisse pas se tromper sur ses intentions.
Aux anges, Damon acquiesça avec impatience.
_D'accord, d'accord. Parlons de l'enjeu! Si je gagne, tu me laisses le champs libre pendant toute l'année à venir.
_Très bien, mais si tu perds, tu devras m'aider à oeuvrer pour le Bien pour le même laps de temps, répliqua Ange.
Et voilà donc les champions du Bien et du Mal tout content d'eux, en route vers le commun des mortel. Enfin, pour trouver le plus commun des mortels.
_Et pas question de choisir un prêtre ou un autre de tes mordus de la bonne parole, tint à préciser Damon.
Précision inutile dont il fut le premier à se rendre compte quand il vit le quartier où l'avait entraîné l'ange. Un quartier sombre, glauque, où même la brise a un arrière-goût de misère. A moins que ce ne soit les poubelles qui traînent un peu partout.
Ange désigna un clochard qui dormait dans un grand carton adossé contre l'un des murs d'un vieux bâtiment en ruines.
_Voici Henri. Sa femme l'a quitté, il y a quinze ans. Il a sombré dans l'alcool, perdu son travail. Tous ses amis lui ont tourné le dos et cela fait presque dix ans qu'il vit dans la rue.
_Bla, bla, bla, l'interrompit Damon en levant les yeux au ciel. Leurs petites vies minables ne m'intéressent pas. Donne-lui ça, fais ce que tu as à faire pour qu'il sache ce qu'on attend de lui et tirons-nous.
Ange prit le carnet et le crayon que lui tendait Damon et écartant les hardes qui pendaient à l'entrée du carton, il entra dans l'antre du vieux sans-abri. Un sourire satisfait éclairait son visage quand il ressortit.
Mais c'est peut-être seulement son auréole. En tout cas, voilà nos deux comparses tout heureux à l'idée d'espionner un pauvre vieil alcoolique. Le jour se lève, le clochard aussi et sans grande surprise, il regarde le petit carnet et le stylo qu'il a à la main comme si c'était le Messie - ou le Diable, mesdames et messieurs faites votre choix. Après les avoir bien dévorés des yeux pendant un bon quart d'heure, il les range dans la poche de son manteau, et s'en va vaquer à ses occupations quotidiennes. Ce qui ne fait pas du tout les affaires de notre diablotin comme vous pouvez vous en douter.
_Tu es sûr que tu lui a bien expliqué à quoi servent le carnet et le crayon.
_Oui, oui. Jusqu'à la tombée de la nuit, tout ce qu'il écrit dans le carnet devient réalité, en échange des âmes des personnes qu'il détestent. Bien entendu, il n'a le droit d'en parler à personne. Inutile que tu-sais-qui soit au courant de notre petit pari.
Et Ange de regarder discrètement vers le haut et Damon, je vous le donne en mille, vers le bas.
Le sans-abri suit donc son petit bonhomme de chemin, nos deux meilleurs ennemis sur ses talons. De temps en temps, le vieil homme sort le carnet et le stylo de sa poche, les contemple un long moment avec une expression terrible et finit invariablement par les ranger sans avoir rien écrit. Et ce n'est évidemment pas notre diablotin qui s'arrange pour qu'une horde de jolies filles croisent son chemin, pour que pas moins de cinq camions de transfert de fonds s'arrêtent en face de lui au détour d'une rue et autres petites apparitions toutes aussi innocentes et fortuites. Après tout si l'ange ne dit rien, je ne vois pas pourquoi on s'en mêlerait.
Toujours est-il qu'à la fin de la journée, le vieux bonhomme n'a toujours pas griffoné le moindre mot et lorsque le soleil se couche, Damon doit bien se rendre à l'évidence. Ou en tout cas, c'est tout comme parce qu'il disparaît après avoir dit un certain nombre de gentillesses anatomiquement impossibles à l'ange et au sans-abri.
Pas le moins du monde démonté, l'ange sourit et s'approche du sans-abri qui regarde tristement ses poches vides.
_Je parie que je sais ce que sera votre résolution de la nouvelle année, dit-il gentiment au vieil homme.
_Ben, si vous trouvez, je jure devant Dieu que je le fais, répondit le vieil homme, amer.
_Ne serait-ce pas d'apprendre à lire et à écrire?
_Co...comment vous le savez? balbutia le sans-abri.
_Les voies du Bien sont impénétrables.
Ou du bla bla qu'on ferait mieux d'écouter de temps en temps.

Merci de tes conseils et de tes encouragements. J'en tiendrai compte pour la suite des aventures de nos deux comparses.